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Les Lumières et après

par Didier Heulot

Dates et horaires : les lundis 16, 23 avril – 14, 28 mai 2018, 18h-20h.
Lieu : Amphi Donzelot, 6 rue Kléber à Rennes.
Entrée libre et gratuite, renseignements et contact : 07 81 55 85 09
Présentation des Ateliers populaires de philosophie et programme 2016-2017

Ciné-philo : Les Liaisons dangereuses – Projection le 27 mai 2018

Qu’est-ce que les Lumières ?
Par Emmanuel Kant

1. Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.

2. Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère, restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d’autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très dangereux et de surcroît très pénible, c’est que s’y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir d’abord abêti leur bétail et avoir empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un pas sans la roulette d’enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace s’ils essaient de marcher seuls. Or, ce danger n’est sans doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher ; un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d’ordinaire de toute autre tentative ultérieure.

3. Il est donc difficile à chaque homme pris individuellement de s’arracher à l’état de tutelle devenu pour ainsi dire une nature. Il y a même pris goût et il est pour le moment vraiment dans l’incapacité de se servir de son propre entendement parce qu’on ne l’a jamais laissé s’y essayer. Les préceptes et les formules, ces instruments mécaniques d’un usage raisonnable ou plutôt d’un mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves d’un état de tutelle permanent. Qui les rejetterait ne sauterait par-dessus le plus étroit fossé qu’avec maladresse parce qu’il n’aurait pas l’habitude de se mouvoir aussi librement. Aussi, peu nombreux sont ceux qui ont réussi à se dépêtrer, par le propre travail de leur esprit, de l’état de tutelle et à marcher malgré tout d’un pas assuré.

4. Mais qu’un public s’éclaire lui-même est plus probable ; cela est même presque inévitable pourvu qu’on lui accorde la liberté. Car il se trouvera toujours quelques êtres pensant par eux-mêmes, même parmi les tuteurs en exercice du grand nombre, pour rejeter eux-mêmes le joug de l’état de tutelle et pour propager ensuite autour d’eux l’esprit d’une appréciation raisonnable de la propre valeur et de la vocation de tout homme à penser par soi-même. A cet égard, il est singulier que le public, que les tuteurs avaient eux-mêmes mis auparavant sous ce joug, contraigne par la suite ceux-ci à y rester une fois qu’il y est incité par quelques-uns de ses tuteurs, qui sont eux-mêmes incapables de toute lumière ; tant il est pernicieux de cultiver des préjugés, car ils finissent par se venger de ceux-là mêmes qui en furent les auteurs, à moins que ce ne fussent leurs prédécesseurs. C’est pourquoi un public ne peut accéder que lentement aux Lumières. Par une révolution on peut bien obtenir la chute d’un despotisme personnel ou la fin d’une oppression reposant sur la soif d’argent ou de domination, mais jamais une vraie réforme du mode de penser ; mais au contraire de
nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu de pensée.

5. Mais pour propager ces Lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de sa raison sous tous les rapports. Or j’entends de tous côtés cet appel : ne raisonnez pas ! L’officier dit : ne raisonnez pas mais faites les manœuvres ! Le conseiller au département du fisc dit : ne raisonnez pas mais payez ! Le prêtre : ne raisonnez pas mais croyez ! (Un seul maître au monde dit raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez, mais obéissez !) Ici il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle limitation fait obstacle aux Lumières ? Quelle autre ne le fait pas mais leur est au contraire favorable ? – Je réponds : l’usage public de sa raison doit toujours être libre et il est seul à pouvoir apporter les Lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut souvent être très étroitement limité sans pour autant entraver notablement le progrès des Lumières. Mais je comprends par usage public de sa propre raison celui qu’en fait quelqu’un, en tant que savant, devant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’il lui est permis de faire de sa raison dans une charge civile qui lui a été confiée ou dans ses fonctions. Or, pour maintes activités qui touchent à l’intérêt de la communauté, un certain mécanisme est nécessaire au moyen duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter de manière purement passive afin d’être dirigés, en vertu d’une unanimité artificielle, par le gouvernement vers des fins publiques ou, du moins, d’être empêchés de détruire ces fins. Sans doute n’est-il alors pas permis de raisonner ; on est obligé d’obéir. Mais dans la mesure où cette partie de la machine se considère en même temps comme membre de toute une communauté, voire de la société cosmopolite, il peut par suite, en sa qualité de savant qui s’adresse avec des écrits à un public au sens propre du terme, en tout état de cause raisonner sans qu’en pâtissent les activités auxquelles il est préposé en partie comme membre passif. Ainsi, il serait très pernicieux qu’un officier qui reçoit un ordre de ses supérieurs veuille, lorsqu’il est en exercice, ratiociner à voix haute sur le bien-fondé ou l’utilité de cet ordre ; il est obligé d’obéir. Mais on ne peut équitablement lui défendre de faire, en tant que savant, des remarques sur les fautes commises dans l’exercice de la guerre et de les soumettre au jugement de son public. Le citoyen ne peut se refuser à payer les impôts dont il est redevable ; une critique déplacée de telles charges, quand il doit lui-même les payer, peut même être punie comme scandale (susceptible de provoquer des actes d’insoumission généralisés). Néanmoins celui-là même ne contrevient pas au devoir d’un citoyen s’il exprime publiquement, en tant que savant, ses pensées contre l’incongruité ou l’illégitimité de telles impositions. De même un prêtre est tenu de faire son exposé à des catéchumènes et à sa paroisse selon le symbole de l’Église qu’il sert, car c’est à cette condition qu’il a été engagé. Mais, en tant que savant, il a pleine liberté, et c’est même sa vocation, de communiquer à son public les pensées soigneusement examinées et bien intentionnées qu’il a conçues sur les imperfections de ce symbole ainsi que des propositions en vue d’une meilleure organisation des affaires religieuses et ecclésiastiques. A cet égard il n’y a rien non plus qui puisse être imputé à sa conscience. Car ce qu’il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l’Église, il le présente comme quelque chose qu’il n’a pas le pouvoir d’enseigner comme bon lui semble mais qu’il s’est chargé d’exposer selon des instructions et au nom d’un autre.

6. Il dira : notre Église enseigne ceci ou cela ; voici les arguments dont elle se sert. Il tire alors pour sa paroisse tout le profit pratique de préceptes auxquels il ne souscrirait pas lui-même en toute conviction mais qu’il peut toutefois prétendre exposer parce qu’il n’est pas tout à fait impossible qu’une vérité cachée ne s’y trouve, mais qu’en tout cas ne s’y rencontre rien qui contredise la religion intérieure. Car s’il croyait que quelque chose de tel s’y trouve, il ne pourrait en toute conscience assumer ses fonctions ; il devrait s’en démettre. Donc, l’usage qu’un professeur en exercice fait de sa raison devant sa paroisse est simplement un usage privé, parce que celle-ci n’est jamais qu’un rassemblement familial quelle que soit son importance ; et, à cet égard, il n’est pas libre, en tant que prêtre, et il ne lui est pas non plus permis de l’être, parce qu’il s’acquitte d’une mission venant de l’extérieur. En revanche, en tant que savant qui, par des écrits, s’adresse au public proprement dit, c’est-à-dire au monde, le prêtre jouit par suite, dans l’usage public de sa raison, d’une liberté illimitée de se servir de sa propre raison et de parler en son propre nom. Car, que les tuteurs du peuple (dans les choses spirituelles) doivent être eux-mêmes en état de tutelle, est une ineptie qui aboutit à perpétuer les inepties.

7. Mais une telle société d’ecclésiastiques, par exemple un concile, ou une vénérable classe (comme elle se nomme elle-même chez les Hollandais) ne devrait-elle pas être habilitée à s’obliger à prêter entre eux le serment de respecter un certain symbole immuable, pour exercer ainsi une tutelle incessante sur chacun de ses membres et, par leur truchement, sur le peuple, et de la rendre pour ainsi dire éternelle ? Je dis : c’est tout à fait impossible. Un tel contrat qui serait conclu pour tenir à jamais le genre humain à l’écart de toute nouvelle lumière est purement et simplement nul et non avenu ; quand bien même il serait entériné par le pouvoir suprême, par les diètes du Reich et par les traités de paix les plus solennels. Une époque ne peut se liguer et jurer de mettre la suivante dans un état où il lui sera nécessairement impossible d’étendre ses connaissances (surtout celles qui lui importent au plus haut point), d’en éliminer les erreurs, et en général de progresser dans les Lumières. Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination originelle consiste précisément en cette progression ; et les descendants sont donc parfaitement en droit de rejeter ces décisions au motif qu’elles ont été prises de manière illégitime et scélérate. La pierre de touche de tout ce qui peut être adopté en matière de loi pour un peuple tient dans la question suivante : « un peuple pourrait-il se donner à lui-même une telle loi ? » Certes cela serait possible pour une durée déterminée et brève, comme dans l’attente d’une loi meilleure, afin d’introduire un certain ordre ; tandis qu’on laisserait en même temps toute liberté à chaque citoyen, et particulièrement au prêtre, de faire, en sa qualité de savant, publiquement, c’est-à-dire par ses écrits, des observations sur les défauts de l’institution du moment ; ainsi l’ordre introduit se maintiendrait jusqu’à ce que le discernement de la nature de ces choses soit publiquement suffisamment avancé et assuré pour amener devant le trône, grâce à l’union des voix (même si ce n’est pas toutes), la proposition de protéger ces paroisses qui se seraient entendues, en vertu du concept qu’elles se font d’un meilleur discernement, pour modifier l’institution religieuse, sans contrarier pour autant celles qui voudraient laisser les choses en l’état. Mais s’entendre sur une constitution religieuse ferme, qui ne puisse publiquement être mise en doute par personne, ne fût-ce que pendant la durée d’une vie humaine, et par là même pour ainsi dire empêcher qu’une époque ne voie l’humanité s’améliorer progressivement, et la rendre stérile, et ce faisant tout à fait préjudiciable aux descendants, est absolument interdit.

8. Un homme peut, certes, pour sa personne, et même alors pour quelque temps seulement, ajourner les Lumières quant à ce qui lui incombe de savoir ; mais y renoncer, que ce soit pour sa personne, mais plus encore pour les descendants, c’est attenter aux droits sacrés de l’humanité et les fouler aux pieds. Mais ce que même un peuple n’est pas autorisé à décider pour lui-même, un monarque est encore bien moins autorisé à le décider pour un peuple ; car son prestige de législateur repose sur ceci qu’il réunit toute la volonté du peuple dans la sienne. Pourvu qu’il ait seulement en vue que toute amélioration vraie ou supposée soit compatible avec l’ordre civil, il ne peut au demeurant que laisser ses sujets faire eux-mêmes ce qu’ils estiment nécessaire au salut de leur âme ; cela n’est aucunement son affaire qui est bien plutôt de prévenir qu’un individu n’empêche, de tout son pouvoir et par la violence, les autres de travailler à définir et à accomplir son salut. Il porte même préjudice à sa majesté s’il s’en mêle, en faisant les honneurs d’une surveillance gouvernementale aux écrits par lesquels ses sujets tentent de clarifier leurs vues, qu’il le fasse à partir de sa propre vue élevée des choses, ce en quoi il s’expose au reproche : Caesar non est supra grammaticos, ou, pire encore, qu’il abaisse son pouvoir suprême à soutenir dans son État le despotisme spirituel de quelques tyrans contre le reste de ses sujets.

9. Si on pose à présent la question : « vivons-nous maintenant dans une époque éclairée ? », la réponse est : « non, mais bien dans une époque de Lumières. » Il s’en faut encore de beaucoup que les hommes dans leur ensemble, en l’état actuel des choses, soient déjà, ou puissent seulement être mis en mesure de se servir dans les choses de la religion de leur entendement avec assurance et justesse sans la conduite d’un autre.

10. Cependant, nous avons des indices évidents qu’ils ont le champ libre pour travailler dans cette direction et que les obstacles à la généralisation des Lumières, ou à la sortie de cet état de tutelle dont ils sont eux-mêmes responsables, se font de moins en moins nombreux. A cet égard, cette époque est l’époque des Lumières, ou le siècle de Frédéric.

11. Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne rien prescrire aux hommes dans les choses de la religion, mais de leur laisser entière liberté en la matière, qui va jusqu’à récuser le nom hautain de tolérances est lui-même éclairé et mérite d’être glorifié par le monde contemporain et la postérité reconnaissants comme celui qui le premier a délivré le genre humain de l’état de tutelle, du moins pour ce qui est du gouvernement, et à avoir laissé chacun libre de se servir de sa propre raison pour toutes les questions de conscience. Sous son règne, il est permis à de vénérables ecclésiastiques, sans préjudice des devoirs de leurs fonctions, de soumettre librement et publiquement à l’examen du monde, en leur qualité de savants, des jugements et des réflexions s’écartant ici ou là du symbole admis ; mais plus encore à tous les autres qui ne sont pas limités par les obligations de leurs fonctions. Cet esprit de liberté s’étend même au-dehors, même là où il doit lutter contre les obstacles extérieurs d’un gouvernement qui se méprend sur son propre compte. Qu’il ne soit nullement besoin de veiller à la paix et à l’unité de la communauté lorsque règne la liberté sert en effet d’exemple à ce gouvernement. Ces hommes travaillent d’eux-mêmes à sortir peu à peu de leur grossièreté dès lors qu’on ne s’ingénie pas à les y maintenir.

12. J’ai placé le point essentiel des Lumières, la sortie des hommes hors de l’état de tutelle dont ils sont eux-mêmes responsables, surtout dans les choses de la religion, parce que, au regard des arts et des sciences, nos souverains n’ont pas intérêt à exercer leur tutelle sur leurs sujets ; au reste, cet état de tutelle est, en même temps que le plus préjudiciable, le plus déshonorant de tous. Mais la manière de penser d’un chef d’État qui favorise les Lumières va encore plus loin et discerne que même au regard de sa législation, il est sans danger d’autoriser ses sujets de faire publiquement usage de leur propre raison et à exposer publiquement au monde leurs idées sur une meilleure rédaction de ladite législation, même si elles sont assorties d’une franche critique de celle qui est en
vigueur ; nous en avons un exemple éclatant par lequel aucun monarque n’a encore dépassé celui que nous vénérons.

13. Mais seul celui qui, lui-même éclairé, n’est pas sujet à des peurs chimériques et qui a en même temps à sa disposition une armée nombreuse et bien disciplinée pour maintenir l’ordre public, peut dire ce qu’un État libre ne peut oser dire : raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez ; mais obéissez !

14. Ainsi les choses humaines prennent ici un cours déconcertant et inattendu ; et d’ailleurs si on observe les choses dans les grands traits, tout y est paradoxal. Un degré supérieur de liberté civile semble bénéfique à la liberté de l’esprit du peuple et lui impose cependant des bornes infranchissables ; un moindre degré de liberté civile ménage en revanche l’espace où il s’épanouira autant qu’il est son pouvoir. Quand la nature a fait sortir de la dure enveloppe le germe dont elle prend soin le plus tendrement, c’est-à-dire le penchant et la vocation à la libre pensée, ce penchant a progressivement des répercussions sur l’état d’esprit du peuple (ce qui le rend peu à peu plus apte à agir librement) et finalement même sur les principes du gouvernement lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l’être humain, qui est désormais plus qu’une machine, conformément à sa dignité.

Königsberg en Prusse, le 30 septembre 1784.